Le 6 avril 1917,
Cher journal,
Nous avons appris aujourd’hui que les États-Unis ont finalement décidé d’entrer en guerre.
Bien que leurs troupes ne puissent être sur le terrain avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, nombreux sont ceux qui estiment que la participation américaine marquera un tournant dans le conflit. J’ai parfois l’impression que nous espérons en dépit de tout que quelque chose, un événement ou un épisode particulier, viendra changer favorablement le cours de la guerre. Ces derniers mois, la situation a évolué de manière imprévue, et les pertes humaines sont immenses partout dans le monde. C’est parfois difficile de s’y retrouver. Si j’analysais ces moments clés maintenant, j’arriverais peut-être à tout mettre en perspective, mais le seul fait de les évoquer me donne le vertige quand je pense à ma prochaine destination.
Par quoi devrais-je commencer ? Je crois que je vais d’abord parler de cette chère Elisabeth, qui a fait preuve de tant de gentillesse et de compréhension à mon égard. À notre retour d’Allemagne, en janvier, elle a appris une bien triste nouvelle : son fils avait péri au combat.
Extrait du journal d’Elisabeth Von Werdenberg
J’ai alors véritablement pris toute la mesure de la tragédie de la guerre. Bien qu’un soldat ennemi ait été tué, j’ai ressenti un immense chagrin. Aucune propagande, aussi persuasive fût-elle, n’aurait pu m’inciter à célébrer cette mort. Une vie humaine avait été fauchée en un instant, et c’était tout simplement déchirant. C’est à ce moment-là qu’Elisabeth a entrepris les démarches pour nous faire traverser en Suisse. Elle a réussi à me procurer des billets, mais nous ne pouvions pas faire le voyage ensemble. Fin février, je lui ai dit au revoir en espérant que nous nous reverrions, mais sans vraiment y croire.
Une fois à Genève, la vie est devenue beaucoup plus facile. En raison de la neutralité de la Suisse, la ville est un foyer d’activités pour les journalistes qui y campent aux côtés de la Croix-Rouge et d’autres organisations humanitaires. C’est aussi la première fois que j’avais l’occasion de m’entretenir face à face avec un journaliste français, et je ne peux décrire le plaisir que j’ai eu à parler ma langue maternelle. Un autre journaliste m’a raconté qu’il a passé les derniers mois à accompagner les troupes russes sur le front est. Il m’a parlé d’un officier nommé Vassili Godovkin, lequel a été détenu près de trois ans dans un camp de prisonniers de guerre en Prusse-Orientale.
Prisonniers de guerre en Prusse-Orientale
Lorsqu’il a réussi à s’enfuir, il est retourné en Russie et a trouvé un pays en proie au chaos. Grâce à ma source russe, j’ai pu en apprendre plus sur l’abdication du tsar Nicolas II et sur ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la Révolution russe.
Difficile de croire que la Russie est elle-même déchirée par une guerre civile alors qu’un conflit sanglant ravage le monde.
À la fin mars, un beau miracle s’est produit. Elisabeth et moi avons réussi à entrer en contact à Genève. Bien qu’elle ne soit en ville que pour quelques jours seulement, nous avons trouvé le temps de nous voir brièvement dans un petit café. Elle se rend en Russie pour y rencontrer Vassili Godovkin, car le bruit court que Vladimir Ilitch Oulianov, mieux connu sous le nom de Lénine, est en route vers Petrograd pour s’y adresser au peuple.
Lénine revient en Russie — 3 avril 1917
Je n’accompagnerai pas Elisabeth cette fois. Je vais plutôt me rendre dans le nord de la France où se déroulent quelques-uns des plus violents combats sur le front ouest. Un grand nombre de vaillants Canadiens y ont perdu la vie, notamment dans les batailles de la Somme, en France, et d’Ypres et de Passchendaele, en Belgique, et j’ose croire que beaucoup de Croix de Victoria seront décernées au sein de nos troupes une fois que tout sera terminé.
J’ai entendu dire qu’un petit groupe de journalistes part ce soir pour la région de Vimy, où les Allemands retranchés sur leur position donnent du fil à retordre à nos troupes. Dans ma poitrine, je sens battre mon cœur de fière Canadienne. Avec un peu de chance, j’assisterai à une victoire, aussi petite soit-elle, dans cette guerre interminable. Mais je veux quand même être là, quoi qu’il arrive, car c’est mon devoir, notre devoir, cher journal, de consigner et de commémorer la véritable expérience canadienne. Sans nous, qui s’en souviendra dans 100 ans ?
Merci,
Rose