Cher journal,
Il est maintenant clair pour moi que cette guerre, cette Grande Guerre, ne se terminera ni rapidement ni sereinement. L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie semblent vouloir provoquer l’ensemble de l’Europe, et les États belligérants s’efforcent d’évaluer la situation. Cela fait un peu plus d’un mois que le tsar Nicolas II de Russie a personnellement pris le commandement en chef de l’armée russe. Quelque chose me dit que cela n’augure rien de bon pour lui. Toute erreur commise par les Russes en sera accentuée, et le blâme retombera directement sur lui. Je sais que Sir Samuel Hughes, notre ministre de la Milice, a dû affronter des opposants presque tous les jours, notamment parce que notre arme de prédilection, le fusil Ross, ne semble pas produire sur le terrain les résultats escomptés.
Mais le Canada et la Russie ne sont pas les seuls pays à prendre des décisions difficiles en ces temps troublés. Le mois dernier, nous avons appris que la France a adopté un décret de mobilisation pour ses colonies africaines. On attend de tous les indigènes âgés de plus de 18 ans qu’ils se joignent à la lutte au nom de la France.
Présence militaire française en Afrique.
Il semble que le général Charles Mangin coordonnera les régiments français d’Afrique. Après avoir passé la plus grande partie des deux dernières décennies dans la région de l’Afrique de l’Ouest, il devrait avoir une bonne idée de la façon de préparer ses nouvelles troupes. Notre reporter en Afrique-Occidentale française a pris une photo d’un jeune homme, Ismaël Tangaré, qui venait de s’enrôler.
Ismaël Tangaré
Peut-être les fiers jeunes hommes comme Ismaël pourront-ils inverser la tendance dans le sud de l’Europe, ou peut-être leur mort viendra-t-elle grossir le nombre des victimes de la guerre ? Je déteste être si négative, mais je ne peux m’empêcher de percevoir un lien entre la situation des Africains et la nôtre, ici, au Québec. Devoir se battre pour un pays qui ne respecte pas pleinement notre identité culturelle, et nos propres désirs…
Les reporters de notre journal ont tenté d’être critiques à l’égard de l’action gouvernementale malgré la censure à laquelle nous sommes régulièrement soumis, même de la part de nos propres rédacteurs en chef. Je crains que le public français ait encore plus de mal à bénéficier d’une véritable couverture du conflit, puisque les journaux de France sont tenus de fournir au ministère de la Guerre leurs dernières épreuves avant publication. En outre, tous les gouvernements ont recours à la propagande de plus en plus fréquemment. Un jeune journaliste français, Albert Londres, rapporte qu’une nouvelle expression est devenue populaire parmi les soldats français : « bourrage de crâne ». Une façon parfaite de décrire le sentiment que je ressens après avoir été exposée toute la journée aux images grotesques et aux messages inspirant la honte des affiches placardées dans tout Montréal.
Qu’est-ce qui m’arrive, cher journal ? Je sens que la guerre me change, nous change tous. C’est comme si le soleil lui-même ne pouvait plus briller aussi fort.
Encore une fois, je mesure l’ironie de ce que je viens d’écrire. Bien que je trouve critiquable l’attitude de notre gouvernement en matière de désinformation et de propagande, je ne peux m’empêcher de vibrer chaque fois que j’entends Vive la Canadienne ou Hearts of Oak à la radio. Et bien que je me sente profondément tiraillée, je reconnais qu’un progrès sous-jacent est à l’œuvre. Quelque chose dans cette guerre est en train de changer notre pays. Comme si le Canada se réveillait d’un rêve d’adolescent, et que la vie adulte — et les responsabilités qu’elle implique — nous endurcissait et nous rendait plus confiants en nous-mêmes. Je crois, je veux croire, qu’une fois dépassée, cette guerre tragique permettra au Canada et au monde d’évoluer.
À la prochaine,
Rose