25 février 1916
Cher journal,
Je n’ai pas eu envie d’écrire ces derniers jours, mais je le fais aujourd’hui sous l’impulsion d’une nouvelle étincelle d’espoir.
Comme je l’ai déjà mentionné, j’ai demandé au rédacteur en chef du journal de me laisser rejoindre des journalistes outre-mer, comme May Sinclair dont l’incroyable journal de guerre m’a empêchée de trouver le sommeil nombre de fois depuis que je l’ai acheté l’année dernière. À mon grand regret, ma demande a été rejetée. Magnanime, mon rédacteur en chef pense qu’il est dans mon intérêt de rester ici, au Canada, où je suis à l’abri des dangers de la guerre. Il est bien loin de se douter que j’ai déjà la tête en Europe…
Mais assez parlé de ce qui me retient au pays ; je veux te dire ce qui me stimule. J’ai pu maintenir le contact avec Dim Seed. En parcourant l’Europe, il a l’occasion de rencontrer beaucoup de soldats, de civils et de dignitaires qui mettent tous en lumière la portée plus générale de cette Grande Guerre. Dim m’encourage à fouiller davantage dans les archives et à réfléchir aux événements qui ont entraîné ces batailles sanglantes. Il ne s’agit pas simplement de l’assassinat de l’archiduc. La véritable origine de la guerre remonte à plus loin.
Dim a récemment raconté l’histoire du jeune soldat de Terre-Neuve James Corcoran, qui fait partie du Royal Newfoundland Regiment, une troupe brave et indispensable qui livre combat auprès de ses frères britanniques. Peut-être bien qu’un jour, les Terre-Neuviens choisiront de rallier le Canada et d’ajouter leurs riches traditions à notre pays en plein essor, mais pour l’instant, ils affichent fièrement leur propre identité. Sur le ton de la blague, James a déclaré à Dim qu’il faudrait une deuxième guerre mondiale pour que les Terre-Neuviens en arrivent à seulement envisager de se joindre au Dominion.
James est plongé dans la guerre depuis son arrivée en Europe en mai dernier. Il a d’abord été envoyé à Gallipoli, où son régiment a su prouver son acharnement au combat. Il est ensuite allé en Égypte, où il a côtoyé T. E. Lawrence durant la révolte arabe.
Thomas Edward Lawrence
Personnellement, je m’intéresse plus à une brève allusion qu’il a faite en parlant avec Dim. Au cours de la conversation, James a mentionné que son régiment avait une série de photos montrant plusieurs femmes soupçonnées d’être des espionnes. Dim m’a confié que tant Mata Hari qu’Edith Cavell figuraient parmi elles.
Les espionnes
Je sais maintenant que c’est la dernière fois que je t’écris en sol canadien. Dim m’a mise en contact avec le responsable d’un navire civil à destination de l’Espagne. Comme il s’agit d’un pays neutre, ce sera un bon point de départ. De là, j’ai bien l’intention de me rendre jusqu’au front occidental où, selon la rumeur, James et son régiment seront déployés après les fontes printanières. Je ne peux plus rester au Canada, où nous déversons nos frustrations sur nos propres concitoyens, faute de mieux. Tout récemment, Calgary a été le théâtre d’une émeute raciale dirigée contre des Canadiens d’origine allemande. La germanophobie prend de l’ampleur au Canada ces dernières années, mais je n’arrive pas à croire que Calgary soit au centre de l’éclosion du sentiment anti-allemand.
Même si je suis bien embêtée d’en expliquer la raison, je sais que je dois traverser l’Atlantique. Cher journal, tu as été mon confident au cours de ces années difficiles, et je compte sur toi pour faire connaître mon histoire à ma famille après mon départ. Elle ne le comprendra pas, alors donne-lui la force et la sagesse d’avoir foi en ma décision. Je lui enverrai cette chronique quand je serai à Halifax. Le navire part dans une semaine, je n’ai pas de temps à perdre.
À la prochaine,
Rose