21 novembre 1916
Cher journal,
Grüß dich — Bonjour, mon journal. Ces derniers mois ont été fort difficiles. Je n’arrive pas à croire que j’écris ces mots dans une salle de rédaction à Vienne, en Autriche. La guerre crée de drôles d’alliances, et me voici dans une petite pièce à l’arrière du journal du Parti social-démocrate, l’Arbeiter-Zeitung (journal ouvrier).
Journal Arbeiter-Zeitung
Je dois être constamment sur mes gardes, car le Kriegsüberwachungsamt (bureau de surveillance militaire) nous harcèle parfois en dépêchant des agents au journal, l’un des rares à s’élever contre la propagande imposée par le gouvernement. C’est une chose que je détestais déjà au Canada. Après ça, on ose parler de liberté de la presse… Il est étrange de penser que je ne peux pas communiquer ce que je vis ici à mon ancien journal du Québec. Partir au milieu de la nuit n’impressionne pas un rédacteur en chef dont toute l’attention est centrée sur l’heure de tombée…
En parlant de la presse, l’heure est venue pour moi de proclamer que Dim Seed est mon ange gardien. Il m’a protégée et soutenue tout au long de mon périple en Europe. À mon arrivée, Dim avait un contact qui a pu me procurer un passeport pour que j’entre en France. De là, j’ai été en mesure de communiquer avec James Corcoran. Le Royal Newfoundland Regiment a en fait joué un rôle tragique dans ce qui me semble être aujourd’hui le combat le plus désespéré de cette Grande Guerre, la bataille de la Somme. Cantonnés près de Beaumont-Hamel, James et le régiment étaient prêts à percer en secret les lignes allemandes. Malheureusement, les Allemands ont eu vent de l’attaque. À peine un homme sur dix répondait à l’appel le lendemain, et James comptait parmi les rares chanceux. Durant les cinq derniers mois, la bataille de la Somme n’a cessé de faire des victimes dans les deux camps.
J’ai pu quitter la France pour aller en Suisse, puis en Autriche. Quelques années auparavant, aux funérailles de François-Ferdinand, Dim y avait rencontré une femme de la noblesse, Elisabeth Von Werdenberg, et il a suggéré que j’essaie d’entrer en contact avec elle. Il me faut reconnaître que, la puissance allemande retenant toute l’attention, l’Autriche n’occupe qu’une place subsidiaire dans le discours nord-américain. Grâce à mes nouveaux amis au journal, j’ai pu regarder des séquences filmées où apparaît l’archiduc avant que Gavrilo Princip change le cours de l’histoire. Aujourd’hui encore, le siège du pouvoir est instable : Charles Ier vient de succéder à son oncle, l’empereur François-Joseph.
Funérailles de l’empereur Joseph 1er (1916)
On dit que Charles a vraiment la paix à cœur. Seul l’avenir dira s’il saura rétablir l’harmonie dans son pays ou s’il tombera sous la coupe des Empires centraux.
Elisabeth et moi nous sommes rencontrées dans un petit café où elle m’a dit qu’elle avait l’intention de parler psychologie avec Sigmund Freud. Une chose est sûre, nous en avons discuté ensemble. Et nous semblons toutes deux abhorrer les manœuvres politiques visant à détourner l’attention du public des tristes réalités de la guerre. Dim avait mentionné que nous aimons l’une comme l’autre écrire nos pensées, et Elisabeth a apporté l’un de ses journaux intimes pour comparer nos préoccupations.
Journal d’Elisabeth Von Werdenberg
Nous avons discuté de notre vécu de femme, de nos efforts pour faire entendre notre voix. Même en tant que femme de la noblesse, Elisabeth ne se sent pas parfaitement émancipée. Quand nous avons abordé mon séjour en Europe, elle a insisté pour dire qu’elle ferait tout ce qu’elle pourrait pour m’aider. Elle vient tout juste de m’obtenir un autre passeport qui devrait me permettre d’aller en Allemagne. Je me dis que je me jette dans la gueule du loup. Demain matin, un colis arrivera au journal à mon intention, et je partirai en douce par la porte de derrière vers ma prochaine aventure.
À la prochaine, cher journal.
Rose