Ces poilus venus d’Alaska

Partager cette HISTOIRE
Printemps 1915. Dans les tranchées enneigées des Vosges, le froid, la neige et les privations tuent des milliers de soldats aussi sûrement que les balles. Pour ravitailler ses hommes, l’armée française innove en allant chercher des chiens de traîneau… en Alaska.

Juin 1915, deux officiers demandent à être reçus par le commandement de l’Armée des Vosges : il s’agit du capitaine Louis Moufflet, du 62ème bataillon de Chasseurs Alpins ( bataillon de réserve formé à partir du 22ème bataillon) et du lieutenant d’infanterie René Haas. Les deux hommes connaissent bien les difficultés de vie et de transport dans les régions extrêmement froides puisque avant la guerre, ils vivaient en Alaska. Ils suggèrent alors de s’inspirer des pratiques de l’Alaska et d’utiliser des traîneaux à chiens pour l’acheminement des fournitures. Le capitaine Moufflet et le sous-lieutenant Haas, sont envoyés en mission en Alaska pour ramener chiens et traîneaux. Le capitaine, sérieusement blessé lors de combats dans les jours précédents, s’installe à Montréal afin d’organiser la réception des chiens. De son côté, son adjoint le lieutenant Haas, qui lui aussi connaît l’Arctique, poursuit sa route vers Nome via Seattle. Avant même la réception de l’ordre, René Haas a fait câbler un message à Nome, au bord de la mer de Béring par le relais TSF de la Tour Eiffel. Il télégraphie au plus célèbre des conducteurs de traîneaux à chiens d’Alaska, le musher Scotty Allan, pour lui demander son aide. Lorsque le lieutenant Haas arrive à Nome, les chiens sont prêts avec traîneaux, harnais et 2 tonnes de saumon séché … Le problème est maintenant d’embarquer ces chiens sur le bateau. Cependant l’embarquement sur la barge se fait sans histoire et ne dure que trois heures.

Début du long voyage
La première étape dure neuf jours jusqu’à Seattle, sans incident. Puis, le train jusqu’à la ville de Québec : un périple de 5 000 kilomètres. Le transfert entre le navire et le train se fait sans difficulté sous la protection des Highlanders canadiens de Vancouver. A Québec, Scotty Allan et le lieutenant Haas retrouvent le capitaine Moufflet qui est parvenu à réunir quelques 300 chiens de la province du Québec et du Labrador, et fait fabriquer des harnais et des traîneaux. En moins de deux semaines 436 chiens sont réunis: les harnais confectionnés, les soixante-dix traîneaux construits ainsi que les cinq tonnes de biscuits spéciaux préparés. La principale préoccupation des 3 spécialistes est la discipline, qui doit être très stricte : il faut en particulier éduquer les chiens à ne plus japper car aucun capitaine de navire n’accepte de transporter des chiens bruyants à travers l’océan truffé de sous-marins allemands.

La traversée
C’est un vapeur de 4200 tonnes, Le Poméranien, de la Allan Steamship Line Company, sauvé de la démolition pour cause de guerre, qui accepte ce fret jugé dangereux. Les chiens sont répartis dans 170 caisses à claire-voie, cloisonnées pour recevoir entre 2 et 3 chiens chacune et placées dos à dos. Elles laissent une allée d’environ deux mètres entre les rangées et solidement enchaînées au pont afin d’éviter qu’elles ne soient emportées en cas de mauvaise mer. Les chiens sont libres de sortir dans la journée, simplement retenus par leur laisse. Les caisses sont supposées servir de chenils sur le front Vosgien une fois arrivés. Le Poméranien descend le fleuve Saint-Laurent avant de se lancer dans la traversée de l’Atlantique Nord, infecté de sous-marins allemands. Une fois dans la zone de guerre, chaque nuit, Scotty est sur le pont avec la meute. Il réussi le miracle d’imposer le silence pendant toute la traversée. Une nuit de tempête, la violence des éléments brise plusieurs caisses et en détache une bonne partie. Le navire, peu manoeuvrable embarque des paquets d’eau. Tous les matelots luttent pour éviter que les caisses ne passent par-dessus bord. Au petit matin, les chiens sont trempés jusqu’aux os, apeurés et blottis aux fonds des caisses. Durant la traversée, le musher accroche à chaque collier une plaque de cuivre avec le nom de chaque chien, son numéro d’équipage et sa place dans l’attelage. Il marque également les harnais, les traîneaux et les traits. De cette manière, il évite la pagaille face à l’inexpérience des soldats français. Dès que le navire est entré dans la “zone des opérations”, les chiens sont devenus mystérieusement et totalement silencieux. Au bout de quinze jours de navigation aveugle, le Poméranien est pris en compte par deux chalutiers anti-mines qui l’escortent jusqu’en rade du Havre.

En France
L’entraînement commence. 2 fois par jour, la moitié des attelages est mis en place. Les chasseurs alpins chargés de diriger les chiens le font sans aucune crainte, et les manipulent de façon que ceux-ci commencent à s’habituer à leurs nouveaux maîtres. Reste le plus dur pour les Français : apprendre les mots magiques qui permettent au musher de diriger le traîneau, en anglais. Le 15 décembre 1915, les hommes et les chiens arrivent dans les Vosges. Soixante équipages, formés chacun d’un traîneau et de sept à neuf chiens, passent plusieurs semaines à s’entraîner. Les chasseurs alpins deviennent d’assez bons conducteurs de chiens qui fréquemment oublient la guerre, tant leurs missions sont sportives. Trois des chiens d’Alaska sont décorés de la Croix de Guerre. La guerre terminée, ces chiens finissent leur vie héroïque en pantoufles, comme chiens de salon chez certains particuliers et militaires.